Les premières pages

"Derrière la porte"

J1

Deux heures. Cela fait deux heures que je suis enfermée dans ma chambre. Le temps paraît s'être arrêté. Une éternité... Bernie reste silencieux. Il sait que c'est à cause de lui que je suis enfermée. Comment ne pas être en colère contre lui ? Je ne peux pas ressembler aux autres filles de mon âge. Il me dit tout le temps ce que je dois faire, je ne peux rien décider par moi-même. Il m'incite de parler de tout cela à mes parents. Je refuse. Dès que je l'écoute, il m'arrive des ennuis. Aujourd'hui, mes parents m'ont consignée quatre heures dans ma chambre. Il me reste encore deux heures. J'étouffe. Je me sens si seule. Bernie n'est pas comme les autres. Il ne vit pas à la même époque que moi. Ses cheveux sont blonds, légèrement bouclés et placés soigneusement derrière l'oreille. Il croit sûrement que c'est à la mode. Il ne veut pas prendre conscience que les années passent et qu'il devrait rentrer chez lui. Un autre monde l'attend. Il dit que sa place est auprès de moi. Il m'aime bien, affirme t-il. D'ailleurs, il m'appelle souvent "ma bonne amie". C'est ringard.

Lui et moi, nous nous connaissons depuis mon enfance. J'ai grandi. Bernie, lui, n'a pas bougé d'un pouce. Toujours aussi petit et maigrichon. Il semble figé dans le temps.

Pourquoi j'ai décidé d'écrire et d'ouvrir ce journal laissé fermé pendant des années ? Pourquoi aujourd'hui ? Parce que je crois simplement qu'il était temps.

Je décide de coller mon oreille contre le mur histoire de combattre l'ennui. Bernie me regarde faire sans rien dire. Il s'est assis par terre contre mon lit, les jambes étendues et le regard perdu. Cela accentue son air niais.

J'entends maintenant des voix lointaines. Je reconnais celle de ma tante Lily. Oui, c'est elle. Elle parle avec ma mère. De moi, en l'occurrence. Il me parvient des bribes de leur conversation. Maman s'inquiète pour ma santé. Quoi, ma santé ? Je tends encore un peu plus l'oreille. Elle dit quelque chose comme "il faudrait peut-être que j'en parle à quelqu'un, cela me fait peur". Ma tante semble plutôt approuver. Je regarde Bernie d'un mauvais oeil. Tout ce qui m'arrive, c'est de sa faute. Il a pris de plus en plus de place dans ma vie. Au début, je le voyais de temps en temps. Il venait, restait deux minutes et il disparaissait. Maintenant, il ne me quitte pratiquement plus. Aussi fidèle qu'une ombre. Il parle beaucoup quand il est bien disposé. Il parle de tout sauf de lui. Bernie ne m'a jamais vraiment dit comment il s'était retrouvé chez moi.

Pourquoi avoir décidé d'écrire aujourd'hui ? Parce que j'aime écrire depuis toujours et l'envie me démangeait.

J'entends la clé qu'on tourne dans la serrure. Tante Lily apparaît. Je m'en doutais. Ma tante m'aime trop pour me laisser dans ma chambre plus longtemps. Elle est triste quand je le suis. Elle a demandé à ma mère de lever la punition. Le plus souvent, ma mère l'écoute. J'aime tellement ma tante. C'est quelqu'un de bien. Elle n'aime pas les injustices, elle cherche toujours à comprendre les autres et surtout elle ne juge pas. Je la sens inquiète pour moi. Elle sait qu'il y a un problème. Mes proches ne savent pas quoi faire. Il faut que j'aille voir quelqu'un qui saura m'aider. C'est ce que m'explique ma tante. J'évite de lui parler de Bernie et d'ailleurs il ne fait rien en sa présence. Parfois, il sait se mettre en retrait. Ma tante me dit aussi qu'il ne faut pas en vouloir à mes parents ; ils sont perdus, les pauvres. Une idée me traverse l'esprit mais s'efface aussitôt. Fuir.

J2

Je suis dans le bus qui me ramène à la maison. On me regarde bizarrement pendant que j'écris. Cela me fait rire.

Je n'ai pas vu Bernie, aujourd'hui. C'est la première fois depuis plusieurs mois qu'il me laisse en paix. S'il était parti ? Vraiment parti, je veux dire. Non impossible, il fait partie de moi. Il dicte souvent mes gestes et mes paroles comme s'il était logé dans ma tête. Il est attiré par tout ce qui est mal. Son influence est néfaste. Je ne sais pas pourquoi il agit ainsi. Il ne rigole jamais. Moi non plus d'ailleurs. Comment pourrais-je être heureuse avec lui ? Peut-être faudrait-il le pousser à partir pour de bon ? Etre plus ferme avec lui. Mais cela reste malheureusement compliqué. Et puis, ai-je vraiment envie de ne plus le voir ?

Je suis à la maison. Etrangement, mon père est déjà rentré du travail. D'habitude, il ne rentre jamais de bonne heure. Je crois qu'il se plaît davantage au bureau. Il a peur de ce que je peux dire ou faire. Mes parents et moi devenons des étrangers. Je vois très peu mon père. Seule tante Lily semble vouloir garder le contact. Pourtant, je sais que mon père m'aime. Seulement, je le rends très nerveux, surtout lorsque j'évoque Bernie. Dès que je parle de lui, mon père devient subitement très pâle et il se met à trembler. Avec ma mère c'est pareil. Dès que je parle de Bernie, un énorme malaise s'installe. Bernie me rend différente. Les gens n'aiment pas la différence. Elle fait peur. Mes parents ne veulent pas m'entendre prononcer son prénom. Ils savent qu'il est là mais ils font comme s'il n'existait pas.

Pourquoi Bernie ? Je l'ignore. Je me souviens seulement avoir possédé, un jour, une poupée de ce nom...